Avec l'arrivée de Miguel Diaz-Cadel à la tête de l'État, Cuba change d'ère... Mais change-t-il d'air ? Je suis allé le respirer plusieurs fois à pleins poumons, j'en ai déjà parlé ici. J'y reviens en reprenant l'essentiel de mes analyses et en les prolongeant pour coller à l'actualité.
Depuis un voyage agité dans la sombre Pologne de Jaruzelski en 1986, je
suis tout sauf communiste. Je ne crois pas une seconde au mythique Grand Soir. J'estime que la CGT vend de faux rêves aux ouvriers pour
assurer sa propre rente de situation. Les impôts font crever le pays.
L'État et ses règlementations nous assassinent, au même titre que la
Banque centrale européenne. La gauche morale nous interdit de dire ce
que nous pensons du berceau au cercueil. Je suis en faveur de la
privatisation de la SNCF, et d'une manière générale pour toute forme de
"self-government". Si j'étais un Américain, je soutiendrais sans réserve
Ron Paul : même s'il est désormais en retraite de la politique, il
reste extrêmement actif sur les réseaux, allez-y voir. Mais j'ai
toujours immanquablement soutenu le droit de Cuba à l'indépendance et
impitoyablement dénoncé l'embargo dont cette île magnifique est victime.
En dix ans, je m'y suis rendu quatre fois, durant un mois à chaque
reprise, où mon copain, le défunt Jean-Guy Allard, qui bossait dans le
journal officiel Granma, m'a fait visiter l'île. Même si je n'aimerais
pas vivre là-bas, car je tiens trop à ma liberté de parole et
d'entreprise, il n'en reste pas moins qu'il existe beaucoup trop de
légendes noires sur ce petit coin de terre situé à environ 150 km des
côtes américaines et qui a su se libérer de la dictature de Batista et
de l'emprise US.
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Blanrue à Cuba, place de la Révolution |
Souvent je remarque ainsi que, sous la plume
d'irréductibles contempteurs de Castro, mais aussi sous celle de
journalistes connaissant mal les réalités de l'île, le titre de "lider
maximo" est associé à la personne de celui qui fut le chef de l'État et
du gouvernement de Cuba. C'est une erreur propagée avec "la tranquille
assurance qui est le privilège des imbéciles", selon l'heureuse
expression de Schopenhauer. Castro n'a jamais porté ce titre, qui n'a
rien à voir d'ailleurs avec celui de Duce ou de Führer, des labels
officiels, eux, en leurs temps et lieux. Cette inexacte appellation est
le schibboleth des anti-Cubains de Miami, autrement dit de la CIA.
Les Cubains nommaient Fidel Castro tout simplement "Fidel" et les
milieux officiels "comandante". "Lider maximo" signifie "grand chef",
l'équivalent de notre "big boss" : si jamais vous vous rendez dans un
garage ou un restaurant cubains en demandant qui est le "lider maximo"
on vous regardera avec des yeux ronds comme des billes et, à tout le
mieux, on vous présentera, avec cette exquise courtoisie caractéristique
des Cubains, le type qui s'occupe des affaires de la boîte.
Par
ailleurs, contrairement au phénomène qu'on a vu se développer avec
consternation dans les démocraties dites populaires ou les dictatures
orientales, on n'assiste pas là-bas au déplorable culte de la
personnalité. Aussi surprenant que cela puisse paraître compte tenu de
la propagande à laquelle nous sommes soumis, celui-ci est même
formellement proscrit. Nul portrait de Fidel ou de Raúl n'apparaît dans
les administrations, les hôtels, au bord des routes, dans les bâtiments
hébergeant la presse. Fidel pas davantage que Raúl ne sont comparables à
ce qu'étaient Hosni Moubarak et Saddam Hussein, dont les bobines
hilares ou menaçantes ornaient les trajets du promeneur d'ouest en est
et du nord au sud de l'Égypte et de l'Irak ; à Londres, l'image de la
reine d'Angleterre remplit à elle seule plus d'espace que les deux
frères Castro dans toute l'étendue de leur pays ! Le promeneur peut
observer des peintures de rue qui les représentent en habits
révolutionnaires mais c'est à peu près tout. La propagande, car
propagande d'État il y a (et pas qu'un peu), met plutôt l'accent sur le
poète patriote et héros de l'indépendance José Marti (1853-1895), dont
le buste à moustaches se trouve dans chacun des comités révolutionnaires
de quartier. Beaucoup de portraits du Che sont affichés ou peints sur
les murs des villes, mais ce sont en général des initiatives privées. La
Cuba révolutionnaire a eu l'intelligence de bannir l'art officiel,
l'horrible "réalisme socialiste" : tout artiste peut ainsi s'exprimer
dans son style propre.
J'ai également remarqué que les images que
les médias occidentaux diffusent de La Havane représentent souvent des
immeubles délabrés, foyers pour rats dignes des pires taudis du tiers
monde, sans doute pour indiquer que l'économie n'a pas décollé (ce qui
n'est pas faux en soi) et que ce pays a ses favelas malgré son action
sociale. Il y en a, comme en France du reste, comme aux États-Unis
aussi. Mais ils sont situés dans un coin bien précis, à côté de la
Vieille Ville, en pleine restauration. La plupart des quartiers sont
correctement entretenus et sécurisés, sans pour autant que vous soyez
importunés par la police, plus cool que nos robocops nationaux. Lors de
la Révolution de 1959, les immeubles désertés par les
anti-révolutionnaires ont été occupés par la population locale : depuis
lors, celle-ci n'en a pas été délogée. C'est ainsi que des familles
pauvres résident aujourd'hui encore dans de splendides maisons de style
colonial qui feraient pâlir d'envie les nostalgiques de Scarlett O'Hara !
La plupart des Cubains sont propriétaires de leurs logements
(libres d'impôts !) et ont le droit de les retaper, les peindre, les
arranger, les décorer, et y vivre comme ils l'entendent. J'ignore où en
est la situation en 2018, mais la dernière fois que j'y suis allé, les
appartements ne se vendaient pas mais s'échangeaient lors d'un marché
spécial qui se tenait sur la grand-place : on pouvait ainsi troquer un
deux-pièces avec vue sur mer contre un trois-pièces dans un quartier du
centre.
Pour le reste, les églises sont ouvertes (dans l'une
d'entre elles, un après-midi, j'ai admiré une copie grandeur nature du
Saint Suaire de Turin !) ; l'analphabétisme a été éradiqué ; l'éducation
gratuite concerne 100% des jeunes de la maternelle au doctorat ; la
sécurité sociale prend en charge 100% des citoyens du pays ; les
maladies infectieuses ont été éliminées ; depuis 1959, l'espérance de
vie a progressé de près de 18 ans ; la loterie et autres jeux d'argent
crétinisant sont interdits ; la culture et le sport sont mis à l'honneur
(réalisation du "mens sana in corpore sano" de Juvénal) ; la richesse
propre de l'île, son histoire, son identité, sont défendues avec ardeur.
Ce sont les petits miracles de Cuba.
Beaucoup, énormément reste à
faire - et à mon sens l'essentiel : l'information est toujours sous le
contrôle total de l'État, ce qui est insupportable, immoral et d'une
stupidité sans nom ; le salaire moyen est très, très largement
insatisfaisant (que faire avec 20 euros par mois ?) ; en-dehors de
quelques émissions pédagogiques, la télévision d'État offre des
programmes de médiocre facture, en particulier d'insipides telenovelas
comme au Brésil ; le marxisme-léninisme est une idéologie trop datée,
ringarde, déficiente et mille fois trop sectaire pour demeurer l'horizon
intellectuel d'un être humain normalement constitué ; la vision de
l'histoire cubaine reste strictement soviétique, chantant sans le
moindre esprit critique la gloire de l'Armée rouge. Mais il serait
absurde ne pas considérer que ce pays du tiers monde, n'ayant pour toute
richesse que son sucre et ses cigares (et désormais son tourisme),
ayant vécu depuis plus de cinquante ans sous la terreur des États-Unis
qui ont multiplié les attentats sur son sol, les embargos et les
tentatives de déstabilisation, il serait absurde ne pas considérer,
dis-je, que ce pays a réussi à triompher de certains problèmes cruciaux
qui se sont posés à lui.
Quant au Che, je l'ai écrit dans Historia et Le Livre noir des manipulations historiques (Fiat Lux,
2017), il n'a jamais été le mirifique stratège militaire que vantent les
T-shirts et les posters des chambres d'ados, mais une sorte de loser
sublime, qui, à part la bataille de Santa Clara, a perdu à peu près tous
les combats personnels qu'il a entrepris. Toutefois, Il se trouve que
son livre de chevet, celui qu'il transportait dans son paquetage partout
où il se rendait, y compris dans les zones de combat les plus chaudes,
était le Don Quichotte de Cervantès. Il le lisait et le relisait sans
cesse, à la manière dont son héros lui-même se plongeait à coeur perdu
dans les romans de chevalerie au risque de devenir la risée de ses
contemporains qui, déjà en ce temps-là, ne croyaient plus à ces
histoires dépassées d'honneur et de fidélité.
Depuis son plus jeune
âge, l'Argentin avait pour indépassable modèle le "chevalier à la
triste figure". La première mesure qu'il tint à prendre lorsqu'il accéda
au pouvoir avec Fidel fut de procéder à un tirage exceptionnel du
classique espagnol afin de le distribuer gratuitement à chaque foyer
cubain pour que tout révolutionnaire digne de ce nom s'en inspirât !
C'est la marque d'un certain état d'esprit : celui de l'aventurier
idéaliste, du rebelle qui combat ses ennemis avec panache même si ses
compagnons ou ses ennemis se moquent de lui sous prétexte qu'il a une
vision trop romantique de son destin et de la guerre qu'il a à mener.
D'autres eussent publié aussitôt l'indigeste Capital de l'affreux Marx
ou encore leurs mémoires de guérilla, écrites à quatre mains. Là, ce
fut différent.
Quichotte est toujours un héros à Cuba. En souvenir
du geste du Che, une statue de l'hidalgo s'élève à La Havane dans le
quartier du Vedado, sur la Calle 23, l'équivalent de notre avenue des
Champs-Élysées.
Dans cette atmosphère spéciale, électrique, à la
fois littéraire et guerrière, on comprend mieux la résistance acharnée
que cette petite île, ne survivant à l'origine que grâce à la
monoculture du sucre, a su mener contre un Empire disposant de la bombe
atomique et se trouvant à moins de 200 km de ses côtes. L'exemple du Che
et de Quichotte ont été contagieux.
Ce qu'il manque cruellement à
Cuba ? La LIBERTÉ, bien sûr, la liberté politique, la liberté de parole,
la liberté d'entreprendre ! Il est inutile de le nier, c'est la stricte
vérité. Je sais bien que les PME se développent, mais il aurait fallu
s'y prendre bien avant, il y a des décennies, et laisser aux Cubains
l'initiative de ne pas être un peuple de fonctionnaires à vie ! La
souveraineté politique, c'est très bien ; la souveraineté individuelle,
c'est mieux !
Pour finir, deux citations de Castro qu'on ne
vous livre pas habituellement, tirées du livre de conversations qu'il a
eues avec Ramonet :
- "Georges Marchais venait fréquemment à Cuba.
Presque tous les ans, il passait ses vacances ici avec sa femme,
Liliane, et ses enfants... Un jour, j'ai demandé à Marchais : "Que
pensez-vous faire quand vous accéderez au pouvoir ? " Il m'a répondu ;
"Nous allons nationaliser toute une série de banques et de grandes
entreprises." "Attention !, l'ai-je averti. n'allez surtout pas
nationaliser l'agriculture. Laissez les petits producteurs en paix. N'y
touchez surtout pas. Sinon vous pourrez dire adieu au bon vin, aux
délicieux fromages et à votre excellent foie gras"."
- "Jean-Edern
Hallier est venu ici en 1990. Avant cela, il avait écrit un livre qui
m'avait beaucoup plus, "L'Évangile du fou". C'était un polémiste
talentueux et un pamphlétaire féroce. Avec une imagination débordante.
Un véritable agitateur. Nous avions en commun notre origine celte - qui
de mon côté me vient de mon père, né en Galice -, une origine dont il
était très fier. C'était un éternel rebelle qui n'avait pas sa langue
dans sa poche et n'épargnait personne... Puis nous avons appris sa mort
en 1997. Cela m'a causé une peine immense. Il était jeune et avait un
talent exceptionnel."
Paul-Éric Blanrue